21
BATTAGE
Nous avons rompu le filin et mis le cap vers Battage, une ville de négoce située au-delà de la Troisième Cataracte. La descente du fleuve s’est poursuivie paisiblement. Pour ce qu’il nous était donné d’en voir, nous aurions pu être les seuls humains au monde sur notre péniche. Mais les débris de bois charriés par le courant à la même vitesse que nous savaient nous rappeler que nous n’étions pas seuls, que nous appartenions à une espèce mauvaise et sanguinaire. J’étais d’une humeur de chien comme on dit.
Qu’un-Œil est venu me rejoindre sous la tête de crocodile abîmée que Gobelin avait fixée à la proue. « Reste là un petit peu, Toubib. »
J’ai farfouillé dans mon sac à reparties et j’en ai ressorti un grognement morne.
« Le nabot et moi, on a essayé de sonder le terrain devant nous. »
Je lui ai lâché un deuxième grognement. C’était son boulot.
« Quelque chose me chiffonne. » Nous avons regardé un autre canot de pêcheurs hisser sa voile et fendre l’eau vers le sud pour annoncer notre arrivée.
« C’est pas à proprement parler un mauvais pressentiment. Pas la sensation qu’on fonce tête baissée dans un piège. C’est juste une petite note dissonante. Comme s’il se tramait quelque chose. »
Il sonnait vaguement perplexe. « Si tu crois que ça peut nous concerner, envoie ton petiot découvrir ce que c’est. C’est bien pour ça que tu l’as acheté, non ? »
Il a souri.
Le courant, dans une courbe paresseuse du fleuve, nous a rapprochés de la rive droite. Deux corbeaux solennels observaient notre progression depuis un tronc d’arbre mort. Noueux et difforme, l’arbre m’évoquait un gibet avec ses pendus.
« Ben ça, Toubib ! Pourquoi n’y ai-je pas pensé plus tôt ? Figure-toi que je viens de le dépêcher en ville pour faire le point. »
Va planter les choux, Toubib.
Le génie est revenu avec une nouvelle perturbante. On nous attendait à Battage. Nous, nommément, la Compagnie noire.
Comment diable la nouvelle avait-elle circulé ?
Les quais étaient noirs de monde quand nous sommes entrés au port, bien qu’apparemment personne n’ait voulu admettre que nous arrivions de Gea-Xle. Sans doute nous croyait-on issus d’une génération spontanée sur le fleuve, au détour d’un méandre. J’ai donné l’ordre qu’on demeure à bord et qu’on évite de se montrer jusqu’à l’arrivée du convoi.
Il est arrivé indemne. Les soldats embarqués et les équipages ont répandu de folles histoires sur les dévastations qu’ils avaient découvertes dans notre sillage. La joie s’est emparée de Battage. Le blocus des pirates asphyxiait la ville.
Je regardais ces braves citoyens, caché derrière un mantelet. Ici et là, je remarquais de petits hommes à la peau brune et au regard dur qui paraissaient moins réjouis de notre réussite.
« Est-ce que ces types seraient ceux dont tu parlais ?, ai-je demandé à Qu’un-Œil.
Il les a toisés d’un air soupçonneux, puis a secoué la tête. « Les nôtres sont plutôt par là. Les voilà. Bizarre. »
J’ai vu à qui il faisait allusion. Un type avec de longs cheveux blonds. Qu’est-ce qu’il fichait ici ? « Garde-les à l’œil. »
Accompagné de Mogaba, Gobelin et de deux gars qui avaient des têtes à manger des nourrissons au petit-déjeuner, je suis allé discuter avec les chefs du convoi. Ils m’ont étonné. Non seulement ils ont payé rubis sur l’ongle, mais ils nous ont en outre offert une prime pour chaque péniche arrivée à bon port. Puis j’ai réuni mes lieutenants et je leur ai dit : « On débarque et on taille la route. Ce coin me donne la chair de poule. »
Gobelin et Qu’un-Œil se sont plaints. Naturellement. Ils voulaient rester pour se payer du bon temps.
Ils nous ont rejoints quand le carrosse de fer, les grands destriers noirs et l’étendard de la Compagnie se sont engagés dans la rue du port. La liesse populaire a tourné court immédiatement. Je m’y étais préparé.
Des visages empreints d’angoisse ont regardé passer notre drapeau encore bien présent dans les mémoires.
Battage s’était trouvée dans le camp adverse quand la Compagnie avait servi Goes. Nos frères d’armes leur avaient flanqué de sacrées déculottées. Au point qu’ils se souvenaient encore de la Compagnie, si longtemps après les événements, et bien que Goes ait entre-temps disparu.
Nous avons fait halte sur un marché de plein air dans les faubourgs méridionaux de Battage. Mogaba a envoyé deux de ses lieutenants acheter des vivres. Gobelin s’est mis à trépigner en couinant parce que Qu’un-Œil avait donné ordre à Crapaud de singer ses moindres gestes et paroles. Le génie, en cet instant, traînait les pieds derrière lui, l’air profondément absorbé dans ses pensées. Otto, Hagop et Chandelles essayaient de constituer une cagnotte de paris. Pour l’empocher, il fallait deviner avec le plus de précision quand Gobelin riverait le clou à son collègue. Restait à définir cette notion de clou rivé.
Qu’un-Œil observait cet affairement avec un petit sourire condescendant, certain d’avoir désormais pris l’ascendant sur son comparse. Les Nars, non loin, conservaient leur attitude rigoureusement militaire, même si la nôtre, moins stricte et disciplinée, les décontenançait quelque peu. Nous ne les avions toutefois pas déçus sur le fleuve.
Qu’un-Œil s’est amené au trot. « Les étrangers nous épient encore. Je les ai tous repérés, maintenant. Ils sont cinq, quatre hommes et une femme.
— Fais-les cerner et amène-les-moi. On va voir ce qu’ils veulent. Où est Sifflote ? »
Qu’un-Œil me l’a montré et s’est éclipsé. Tandis que je m’approchais de Sifflote, j’ai remarqué qu’une douzaine de mes hommes avaient disparu. Qu’un-Œil employait les grands moyens.
J’ai demandé à Sifflote de préciser à Mogaba que je ne voulais pas d’un stock de vivres pour une campagne de six mois. Nous voulions à manger pour un repas ou deux, le temps de passer la Cataracte. L’échange a été laborieux. Mogaba s’exprimait de son mieux dans le dialecte des Cités Joyaux dont il avait déjà acquis les rudiments. Il était vif, intelligent. Je l’appréciais. Il avait assez de souplesse d’esprit pour comprendre que la Compagnie, en deux cents ans, pouvait avoir évolué en nos deux versions. Il s’efforçait de ne porter aucun jugement.
Moi de même.
« Hé, Toubib. Pour toi. » C’était Qu’un-Œil, souriant comme un opossum, qui m’amenait ses captifs. Les trois hommes plus jeunes, dont deux étaient blancs, semblaient déconcertés. La femme paraissait en colère. Le vieil homme avait l’air de rêver les yeux ouverts.
J’ai observé les Blancs de nouveau, me demandant comment ils avaient pu arriver là. « Ils ont une explication à fournir ? »
Mogaba s’est amené. Il a regardé l’homme noir d’un air songeur.
Sur la femme, il y avait beaucoup à dire. Le Blanc aux cheveux bruns se décomposait un peu, mais les autres gardaient le sourire. « On va voir quelles langues ils causent. À nous tous, on connaît presque toutes celles en usage dans le Nord. »
Crapaud a surgi. « Essayez le roserain, chef. J’ai comme un pressentiment. » Puis il a adressé une tirade cliquetante au vieil homme. Le type a fait un bond de trente centimètres. Crapaud a gloussé. Le vieil homme l’a dévisagé comme s’il regardait un fantôme.
Avant que j’aie pu me renseigner sur cette botte verbale, le blond a dit : « C’est vous le capitaine de cette unité ? » Il s’exprimait en roserain. Je le comprenais, mais mon propre roserain était rouillé. Je ne l’avais pas utilisé depuis longtemps.
« Ouais. Vous parlez d’autres langues ? »
Il en parlait. Nous en avons essayé deux. Son forsbergien était mauvais, mais mon roserain était pire. Il a demandé : « Mais qu’est-ce qui vous est arrivé, les gars ? » Il s’en est mordu les doigts aussitôt.
J’ai jeté un regard à Qu’un-Œil. Il a haussé les épaules. J’ai demandé : « Qu’est-ce que tu veux dire ?
— Heu… la descente du fleuve. Vous avez réussi l’impossible. Plus personne n’avait forcé le passage depuis deux ans. Cordy, Lame et moi, on devait être parmi les derniers.
— On a juste eu de la chance. »
Il a froncé les sourcils. Il avait entendu les rumeurs propagées par les mariniers.
Mogaba a dit quelque chose à l’un de ses lieutenants. Ils ont reluqué le Noir, Lame, sous toutes les coutures. Cinoque et Chabraque – ils étaient frères, nous avaient-ils confessé, et s’appelaient en réalité Patte-du-Lion et Cœur-du-Lion – sont venus aussi pour le lorgner de plus près. Il paraissait mécontent. J’ai demandé à Cœur : « Il a quelque chose de spécial, ce type ?
— Peut-être, capitaine. Peut-être. On vous dira plus tard.
— Bon. » Retour au forsbergien. « Vous nous espionniez. Je veux savoir pourquoi. »
Il avait préparé sa réponse. « Mes potes et moi, on a été engagés pour escorter la bonne femme et le vieux à descendre le fleuve. On espérait pouvoir faire route avec vous jusqu’à Taglios. Histoire de limiter les risques, voyez ce que je veux dire ? » Il a lancé un regard vers Murgen et l’étendard. « J’ai déjà vu ce truc-là.
— À Roseraie. Qui êtes-vous ? » Jusqu’à quel point avais-je l’air d’une andouille ? Il m’aurait fallu un miroir pour vérifier.
« Oh. Ouais, désolé. Je suis Saule. Saule Cygne. » Il a tendu la main. Je ne l’ai pas serrée. « Lui, c’est mon pote Cordy Mather. Cordebois. Ne demandez pas. Même lui sait pas pourquoi. Et l’autre, c’est Lame. On est comme qui dirait partis bourlinguer au fil du fleuve. À profiter de notre allure exotique. Savez ce que c’est. Vous autres avez traîné vos guêtres à peu près partout. »
Il n’en menait pas large. Il ne l’aurait pas avoué, même sous la torture, mais il était à moitié mort de trouille. Il jetait d’incessants coups d’œil vers l’étendard, le carrosse et les chevaux, les Nars. Chaque fois il frissonnait. Et il y avait bien d’autres choses qu’il aurait refusé d’admettre. Qu’il mentait, par exemple. J’ai pensé qu’il serait intéressant, voire distrayant, d’en découvrir un peu plus sur leur petit groupe. Alors je lui ai donné satisfaction. « D’accord. Suivez le mouvement. Évidemment, vous trimballez vos affaires et vous n’oubliez pas qui commande. »
Il est devenu tout sourire. « Formidable. Y aura pas de problème, chef. » Il s’est mis à causer avec ses potes. Le vieil homme lui a coupé le sifflet d’une parole brutale.
J’ai demandé à Crapaud : « Il a donné un indice, là ?
— Nan. Il a juste dit “J’ai réussi”, chef. Et il a commencé à se faire mousser dans sa langue, tout content de lui.
— Cygne. C’est quoi, ce Taglios ? Je n’ai pas de Taglios sur mes cartes.
— Faites voir un peu. »
Une demi-heure plus tard, je savais que son Taglios figurait sur ma meilleure carte sous le nom de Troko Tallios.
« Trogo Taglios, a rectifié Cygne. Il y a cette ville tentaculaire, Taglios, qui englobe l’ancienne, plus petite, qui s’appelait Trogo. Le nom officiel, c’est Trogo Taglios, mais personne ne l’appelle plus autrement que Taglios, maintenant. C’est une chouette ville. Elle vous plaira.
— Je l’espère. »
Qu’un-Œil a dit : « Il va essayer de te vendre quelque chose, Toubib. »
J’ai souri. « Eh bien, on rigolera un peu le moment venu. Surveille-les. Reste amical. Essaie de leur tirer les vers du nez. Où Madame est-elle encore partie, à présent ? »
J’étais trop bousculé. Elle n’était pas loin. Elle se tenait un peu à l’écart et inspectait les nouveaux venus sous un autre angle. Je lui ai fait signe. « Qu’est-ce que tu en penses ? » ai-je demandé quand elle m’a rejoint. Les yeux de Saule lui sont sortis des orbites quand il l’a vue de près. Le coup de foudre.
« Pas grand-chose. Gardez l’œil sur la femme. C’est elle qui commande. Et elle a l’habitude qu’on file droit.
— Vous n’êtes pas toutes comme ça ?
— Cynique.
— Tu l’as dit. Jusqu’à l’os. Et par ta faute, ma chère. »
Elle m’a adressé un regard trouble, un sourire forcé.
Je me suis demandé si nous réussirions un jour à nous remettre de ce moment partagé sur ce versant de colline, si loin plus au nord.
Nous revenions vers le fleuve après avoir contourné la Troisième Cataracte quand Saule m’a rejoint. Je menais mon grand étalon noir par la longe. Il l’a examiné nerveusement et s’est placé en sorte que je le sépare de l’animal. Il m’a demandé : « Vous tous, les gars, vous êtes vraiment la Compagnie noire ?
— La seule et unique. La terrible, cruelle, impitoyable et parfois même antipathique Compagnie noire. Tu n’as jamais passé de temps à l’armée, dis-moi ?
— Aussi peu que j’ai pu. Dites, aux dernières nouvelles, vous étiez un bon millier. Qu’est-ce qui s’est passé ?
— Ça a bardé dans le Nord. L’année dernière, nous n’étions plus que sept. Il y a combien de temps que tu as quitté l’Empire ?
— Des lustres. Cordy et moi, on s’est barrés de Roseraie peut-être un an après que vous y êtes arrivés pour régler son compte à ce général rebelle, Fureteur. J’étais encore qu’un gamin. Après, on a roulé notre bosse, en descendant peu à peu dans le Sud. La première étape, évidemment, ça a été de traverser la mer des Tourments. Et puis on a eu maille à partir avec les impériaux, alors il a fallu qu’on déguerpisse de l’Empire. Ensuite on a continué notre vie de nomade, ici une année, un peu plus loin la suivante. On s’est mis en cheville avec Lame. Et c’est comme ça qu’on s’est retrouvés ici. Et vous, les gars, qu’est-ce qui vous pousse sur la route ?
— On rentre à la maison. » Je n’avais pas besoin d’en dire plus.
Il en savait long sur notre compte s’il était venu nous voir en sachant que Taglios n’était pas notre destination finale.
J’ai ajouté : « Dans une section de soldats, il n’est pas acceptable que n’importe qui vienne voir le commandant pour tailler une bavette quand ça le prend. Je m’efforce de maintenir un semblant de discipline militaire au sein de cette unité. Ça intimide les péquenots.
— Ouais. Je pige. Y a les formes, tout ça. Bien. » Il s’est éloigné.
Son Taglios était encore bien loin. Je me disais que nous avions tout le temps de tirer leurs intentions au clair, à lui et les siens. Alors à quoi bon précipiter les choses ?